2 juillet

Aujourd'hui, maman a conduit Jonny au camp de baseball. Elle en est revenue surexcitée parce qu'elle avait trouvé à Liberty une station-service où l'on pouvait acheter 20 litres de carburant pour 95 dollars. C'est plus cher qu'ici, mais comme maintenant, à Howell, on ne peut plus acheter que 8 litres à la fois, elle a jugé qu'on pouvait bien payer un peu plus cher ailleurs pour avoir autant d'essence d'un coup.

Une des questions que je ne lui pose jamais, c'est jusqu'à quand cet argent va durer. Mais là encore, vu qu'elle n'a pas de dépenses en dehors de l'essence, j'imagine que ça n'a pas grande importance.

Alors que la température frôle les 37°C et que nous sommes totalement privés d'électricité depuis trois jours, Matt s'est mis en tête d'aller couper du bois et de m'envoyer ramasser du petit bois. J'ai trouvé cette idée totalement débile, mais au moins ça m'a permis de rester à l'ombre des feuillages. Et il est beaucoup plus facile de ramasser du petit bois que d'abattre un arbre.

Mes quatre sacs remplis, je suis rentrée à la maison. Matt s'acharnait toujours sur le même tronc. Au rythme où il allait, il aurait terminé dans dix ans.

Je lui ai demandé s'il voulait de l'aide, il a dit non.

Mais je ne me voyais pas rester assise à bouquiner pendant qu'il continuait à trimer. Franchement, il n'y avait pas grand-chose à faire dans la maison. J'ai arraché les mauvaises herbes du jardin, même si maman s'en occupe tous les jours, j'ai lavé la vaisselle, enfin pour montrer ma bonne volonté, j'ai récuré la salle de bains et lavé la cuisine.

Quand Matt est rentré pour boire un verre d'eau, il s'est exclamé :

 Impressionnant ! Tu n'as rien de prévu pour aujourd'hui ?

Méfiante, je me suis contentée de marmonner.

 Pourquoi tu ne vas pas rendre visite à Sammi ou à Megan ? Tu les as vues depuis la fin des cours ?

Absolument pas. D'ailleurs, elles non plus ne se sont pas manifestées.

Mais juste pour que Matt ne me prenne pas la tête avec ça, j'ai décidé de partir en visite. Un peu comme dans les romans de Jane Austen, où les héroïnes n'ont ni téléphone ni ordinateur.

Me rendre chez Sammi m'a demandé un quart d'heure de marche. Je dégoulinais de sueur. Arrivée à destination, j'ai trouvé porte close et ça m'a énervée.

Pendant un moment je me suis demandé si toute sa famille avait levé le camp (imitant celles qui sont descendues dans le Sud dans l'espoir de trouver un environnement plus favorable), mais il y avait du linge dehors. J'avais du mal à imaginer la mère de Sammi en train d'étendre la lessive. Bien sûr nous sommes tous obligés d'en faire autant, mais la mère de Sammi n'a rien de la ménagère accomplie.

Il semblait absurde de rester là à attendre, donc j'ai marché jusque chez Megan. Quand j'ai frappé, sa mère m'a ouvert aussitôt.

Sa joie de me voir m'a laissé une sensation familière. La mère de Becky avait la même expression.

 Miranda ! s'est exclamée Mrs Wayne, et elle m'a entraînée dans la maison. Megan va être enchantée ! Megan, c'est Miranda !

 Elle est dans sa chambre ? ai-je demandé.

Mrs Wayne a hoché la tête.

 Elle ne la quitte quasiment plus. Sauf pour se rendre à l'église. Je suis si contente que tu sois là, Miranda. Si tu pouvais essayer de la ramener à la raison...

 Je ferai de mon mieux, ai-je répondu.

Mais nous savions toutes les deux que rien de ce que je dirais ne pourrait faire changer Megan d'avis : je n'ai jamais réussi à l'influencer depuis que je la connais.

Megan a ouvert la porte de sa chambre et elle avait l'air sincèrement heureuse de me voir. Je l'ai bien regardée. Elle avait maigri, mais pas autant que ce que je craignais. Ce qui m'a terrifiée, en revanche, c'est la façon dont elle rayonnait. Elle irradiait littéralement de joie. Ça paraissait tellement absurde et déplacé dans la situation présente.

 Comment vas-tu ? m'a-t-elle demandé.

Elle a eu l'air de s'intéresser réellement à moi. Je lui ai presque tout raconté : que Dan et moi, on se voyait presque tous les jours, que Jonny s'apprêtait à partir pour son camp et que Matt s'était improvisé bûcheron. Je ne lui ai rien révélé à propos de nos réserves alimentaires, parce que ce genre de sujet est aujourd'hui tabou.

Une fois que j'ai eu fini, je lui ai demandé comment elle allait. Elle a rayonné de plus belle.

 Oh, Miranda, si seulement tu pouvais savoir le bonheur que je ressens !

 Je suis contente que tu sois heureuse.

En réalité, je me disais quelle était franchement cinglée, et si terrible que soit la situation, voir les gens devenir dingues ne me réjouissait pas vraiment.

 Tu pourrais être heureuse, toi aussi, si seulement tu te laissais aller dans les bras de Dieu. Confesse tes péchés, chasse Satan hors de toi et offre ton cœur au Seigneur.

 Tu vas souvent à l'église ?

Puisque Megan avait écouté mes confidences à propos de Dan, le moins que je pouvais faire était d'écouter les siennes concernant le révérend Marshall.

 Tous les jours. Maman sait que j'y vais le matin, mais elle pique sa crise si je ne suis pas rentrée dans l'après-midi. Et je ne veux pas la mettre en rogne parce que j'aimerais la voir au Ciel. Mais parfois, la nuit, quand elle dort, je file en douce là-bas. Quelle que soit l'heure, le révérend Marshall y est. Il prie jour et nuit pour nous tous, pauvres pécheurs.

Je ne sais pas pourquoi, mais ça m'aurait beaucoup étonnée qu'il prie aussi pour moi, et d'ailleurs je ne suis pas sûre que ça m'aurait plu. En tout cas, si Megan allait à l'église, au moins elle ne restait pas cloîtrée chez elle.

Certaines questions restaient néanmoins en suspens.

 Alors, tu manges plus ? ai-je demandé.

C'est drôle, les deux sens du mot « plus ».

 Je mange, Miranda, a répondu Megan, et elle m'a souri comme si j'étais une demeurée. Ce serait du suicide si je cessais de manger tout à fait. Dieu ne veut pas que nous mourions de cette façon.

 Contente d'entendre ça de ta bouche.

Elle m'a lancé un tel regard de pitié que je me suis détournée.

 Tu es exactement comme moi avant. Juste après la mort de Becky.

Voilà qui est étrange. Alors que nous étions toutes si proches de Becky, Megan, Sammi et moi, nous n'avons quasiment plus jamais parlé d'elle après sa mort. C'est alors que nous avons pris des voies différentes. Comme Becky. À croire que seule sa maladie avait réussi à nous maintenir ensemble.

 Becky ?

Je me demandais si Megan rêvait aussi de Becky comme moi, trois ou quatre fois par semaine ces derniers temps.

 J'étais tellement en colère, a expliqué Megan. En colère contre Dieu. Comment pouvait-Il laisser mourir quelqu'un comme Becky ? Avec tous les gens ignobles qu'il y a sur terre, pourquoi était-ce à elle de mourir ? En fait je haïssais Dieu. Je haïssais tout et toute chose. Je haïssais même Dieu.

J'ai essayé de me rappeler comment était Megan il y a un peu plus d'un an. J'aurais dû y arriver assez facilement. Mais cette période était tellement atroce. Becky avait été malade si longtemps, et puis on avait cru que les traitements allaient la guérir, et au moment où on s'y attendait le moins, elle était morte.

 Maman se faisait un sang d'encre, a poursuivi Megan. Et le révérend Marshall commençait tout juste à prêcher ici. Elle m'a emmenée le voir. Là, je me suis mise à hurler. Comment Dieu avait-Il pu faire ça à Becky ? Comment avait-Il pu me faire ça ? Je croyais que le révérend Marshall allait me dire de rentrer chez moi et d'attendre d'être un peu plus grande pour accepter tout ça, mais non. Il a dit qu'on ne pouvait jamais vraiment comprendre la volonté de Dieu.

Une fois que le révérend Marshall m'a fait admettre cela, tous mes doutes et toute ma colère se sont envolés. Dieu a ses raisons de nous laisser souffrir ainsi.

 Mais Sa volonté ne peut être que nous mourions de faim.

 Pourquoi pas ? Il a bien voulu que Becky parte. La mort est parfois une bénédiction, Miranda. Pense aux souffrances qui ont été épargnées à Becky.

 Mais tu ne peux pas prier Dieu pour qu'il te fasse mourir ! Megan, franchement, je crois que tu es folle. Et si c'est le révérend Marshall qui te rend comme ça, je pense que cet homme est mauvais. Cette vie, ici et maintenant, est le seul vrai cadeau que nous ayons reçu. La gaspiller, vouloir être morte, pour moi c'est ça, pécher.

La Megan d'autrefois se serait pris la tête avec moi. Et puis nous aurions ri. Mais cette Megan-là s'est mise à genoux pour prier.

Quand je suis rentrée à la maison, je suis retournée dans les bois et j'ai rempli trois autres sacs de branchages. Peut-être que je finirai dans les flammes de l'enfer, comme me le promet Megan. En attendant, je compte bien me réchauffer aux flammes du poêle à bois.

 

3 juillet

Ce soir après le dîner, maman a déclaré :

 Je réfléchissais hier sur le chemin du retour. Pourquoi nous ne passerions pas à deux repas par jour ?

Je crois que même Matt était scié, parce qu'il n'a pas approuvé tout de suite.

 On garderait lesquels ? ai-je demandé, comme si ç'avait de l'importance.

 Nous continuons à dîner pour partager au moins un repas tous ensemble, mais nous pourrions décider chaque jour si nous préférons manger au petit déjeuner ou au déjeuner. Je sais que moi, je sauterai le petit déjeuner. Je n'ai jamais tellement aimé manger au réveil.

 Il m'arrivait de sauter le déjeuner à la fac, a enchaîné Matt. Je pourrais m'en passer sans trop de problème.

 Bien entendu, c'est facultatif, a précisé maman. Nous sommes encore loin de la disette. Mais j'ai pensé qu'en l'absence de Jonny, nous pourrions réduire un peu notre consommation.

Je me suis représenté Jonny à la ferme en train de manger des œufs et de boire du lait, et le temps d'une seconde je l'ai vraiment détesté.

 C'est bon, maman, ai-je concédé. Je sauterai un repas. Je n'en mourrai pas.

Je me demande comment va se passer notre séjour chez papa et Lisa. Je commence à fantasmer sur Springfield. Je rêve d'une cuisine regorgeant de nourriture, un réfrigérateur qui marche, la télé, Internet, une température de 26°C, une piscine d'intérieur, et pas de moustiques.

Même si un seul de ces souhaits se réalisait, je m'en contenterais. Enfin, un seul à condition qu'il y ait aussi du caramel.

 

4 juillet

Joyeuse fête de l'Indépendance.

Ha !

Horton a passé sa nuit à bramer devant la porte de la chambre de Jonny. Il n'arrête pas de bouder, et hier il n'a mangé que la moitié de sa ration (sans même que maman ait eu besoin de le lui demander).

Pas d'électricité depuis trois jours. La température avoisine les 37°C et il ne fait guère plus frais la nuit.

J'ai rêvé que le paradis était un palais de glace, froid, blanc et attirant.

Aujourd'hui j'ai sauté le petit déjeuner et j'avais faim en allant nager. Demain j'essaierai de sauter le déjeuner. Tout le temps que j'étais avec Dan (peu de temps en fait, et Emily ne nous a pas lâchés d'une semelle), je ne pensais qu'à manger : combien le petit déjeuner me manquait, ce que j'allais prendre à déjeuner, combien de miches de pain nous pourrions faire avant que le stock de levure ne soit épuisé, etc.

Je pense à Jonny qui mange trois fois par jour, de la vraie nourriture, des produits de la ferme, et je pense à maman qui nous a attirés dans ce traquenard de deux repas par jour tout de suite après son départ, et ça me met hors de moi. C'est comme si elle considérait les besoins de Jonny comme prioritaires. Qu'il faille le nourrir pour qu'il atteigne 1,80 m. Et pour ça, on peut bien lui refiler la part de Miranda. Ben voyons.

J'espère que ma mauvaise humeur est due au 4 juillet. C'était mon jour de fête favori. J'aime les défilés, la foire et les feux d'artifice.

Cette année, Matt a ramené Mrs Nesbitt à dîner, et après le repas nous nous sommes assis devant la véranda et avons chanté des chants patriotiques. Pendant tout ce temps Horton se faisait les griffes, et il était difficile de dire lequel d'entre nous produisait les sons les plus désagréables.

C'est sans aucune hésitation le pire été de ma vie, et il nous reste encore deux mois à tirer.

 

6 juillet

Pas d'électricité depuis cinq jours. Personne ne veut en parler, mais nous y pensons tous : l'électricité ne reviendra sans doute jamais plus.

Il faisait 36°C cet après-midi. Maman nous force à boire des litres et des litres d'eau.

Matt continue d'abattre des arbres et moi de ramasser du petit bois. Il est difficile d'imaginer qu'il puisse faire froid de nouveau.

J'ai l'impression que la meilleure solution pour moi, c'est le brunch. Le matin je vais nager, et quand je rentre j'avale mon repas. De cette manière je ne vois pas Matt prendre son petit déjeuner ou maman son demi-déjeuner et, du coup, je ne culpabilise pas de manger plus qu'elle.

 

7 juillet

Juste au moment où je rentrais de l'étang, l'électricité est revenue. Ce fut un moment extraordinaire.

Maman, qui laisse toujours un chargement de linge à laver en priorité dans la machine, a appuyé aussitôt sur le bouton « marche ». J'ai attrapé l'aspirateur et j'ai commencé par le salon. Maman a mis le lave-vaisselle et la clim en route (il faisait 33°C quand je me suis réveillée ce matin). Matt a allumé la vieille télé, mais il n'a obtenu qu'un signal d'émission d'urgence.

Au bout de dix minutes merveilleuses, le courant s'est envolé. Tout s'est arrêté : l'aspirateur, la clim, le lave-linge, le lave-vaisselle, et le congélateur qui nous aurait fabriqué de jolis glaçons pour la première fois depuis une semaine.

Nous étions là à attendre en vain que tous ces appareils se remettent à marcher. Maman fixait le lave-linge, et moi, j'étais cramponnée à mon aspirateur.

Au bout d'un quart d'heure environ, j'ai laissé tomber. Maman a retiré la vaisselle de la machine, l'a rincée et l'a mise de côté.

Pour le linge, elle a attendu jusque vers le milieu de l'après-midi. Puis elle l'a retiré, a entreposé le tissu mouillé et plein de lessive dans la baignoire, et a passé ce qui nous a paru des heures à le rincer et à l'essorer avant de l'étendre sur la corde à linge.

Et paf, un quart d'heure après nous avons eu un orage. J'ai cru que maman allait se mettre à pleurer (moi, je n'en étais pas loin), mais elle n'a pas craqué jusqu'à ce que Matt finisse par rentrer à la maison. J'imagine qu'il ne s'était pas laissé impressionner par un petit coup de tonnerre et quelques éclairs.

Et là, maman a littéralement explosé. Elle a hurlé parce qu'il était resté dans les bois malgré l'orage. Elle avait le visage tellement rouge que j'ai eu peur quelle fasse une attaque. Matt lui a répondu sur le même ton. Il savait ce qu'il faisait, chaque minute comptait, s'il s'était senti en danger il serait rentré tout de suite.

Puis le courant est revenu. Nous avons couru retirer le linge qui pendait toujours sur la corde et l'avons fourré dans le séchoir électrique. Maman a chargé une nouvelle machine, nous avons mis la clim et Matt est allé se connecter pour voir s'il y avait du neuf (juste une liste vieille d'une semaine, des morts et des disparus).

Cette fois le courant est resté quarante minutes, assez pour la seconde fournée de linge. Comme il ne pleuvait plus, maman l'a étendu dehors.

Les glaçons n'étaient pas complètement durs, mais c'était quand même du luxe de pouvoir les faire tinter dans nos verres d'eau. La maison s'est rafraîchie et dehors il fait moins lourd.

Maman et Matt sont encore en train de parlementer. Horton continue de demander, en miaulant, où nous avons caché Jonny.

Je n'arrive pas à décider ce qui est le plus pénible : avoir un courant instable ou pas de courant du tout.

Je me demande si j'aurai un jour à décider ce qui est le pire : la vie que nous menons ou pas de vie du tout.

 

9 juillet

La température a grimpé à 39°C, il n'y a plus d'électricité depuis samedi, et en plus j'ai mes règles. Je tuerais pour un cône de glace avec des pépites de chocolat.

 

10 juillet

Le truc bizarre avec la fin du monde, c'est qu'une fois que ça commence, ça semble ne jamais devoir s'arrêter.

Quand je me suis réveillée ce matin, j'ai immédiatement senti que les choses avaient changé. C'est difficile à expliquer. La température avait baissé (ce qui est bien), mais le ciel avait pris une couleur grise bizarre, pas tout à fait comme lorsqu'il y a des nuages ou du brouillard. C'était plutôt comme si on avait tiré un store gris translucide sur le ciel bleu.

Je suis descendue à la cuisine parce que j'entendais maman et Matt qui discutaient. Maman avait fait bouillir de l'eau pour le thé, et bien que je n'aime pas beaucoup cette boisson, au moins j'ai l'impression d'avoir quelque chose dans l'estomac, donc je m'en suis servi une tasse.

— Qu'est-ce qu'il y a ? ai-je demandé puisque, à l'évidence, il se passait quelque chose.

 Nous ne voulions pas t'inquiéter, a commencé maman.

Je ne sais pas ce qui m'a tout d'abord traversé l'esprit.

Jonny. Papa. Le bébé de Lisa. Mrs Nesbitt. Mamie. L'électricité. Les provisions. Les moustiques. La Lune s'est écrasée sur la Terre. Tout a été submergé. Je devais avoir l'air complètement paniquée, je sais, mais l'expression de maman n'a pas changé. Pas de sourire rassurant, pas de rire devant ma réaction affolée. Matt était gai comme une porte de prison. Je me suis armée de courage pour affronter le pire.

 Matt, Peter et moi, nous avions envisagé ce risque-là, a poursuivi maman, mais les scientifiques n'ont rien dit à ce sujet, du moins ceux que nous avons entendus à la radio. Nous préférions croire que nos craintes étaient exagérées, que rien de tout cela n'arriverait.

 Maman, que s'est-il passé ?

Au moins ça n'avait pas l'air trop personnel. On n'aurait pas parlé de papa ou de Dan à la radio.

 Tu sais que la Lune est plus proche de la Terre qu'avant, a expliqué Matt. Et que la gravitation en est modifiée.

 Bien sûr. C'est pourquoi les marées sont plus fortes. Et c'est ce qui a déclenché les tremblements de terre.

 Ce que nous craignions — et qui semble se produire maintenant - c'est le réveil des volcans, a enchaîné maman.

 Les volcans ? Il n'y a pas de volcans en Pennsylvanie.

Maman a esquissé un sourire.

 Pas que nous sachions. Nous ne sommes pas directement menacés par des volcans, pas plus que par les tsunamis et les tremblements de terre.

Alors que les menaces indirectes sont innombrables. Au cas où j'aurais eu besoin d'une piqûre de rappel, un moustique a atterri au même instant sur mon bras gauche. Je l'ai écrasé avant qu'il ne me tue.

 D'accord. Donc en quoi les volcans pourraient-ils aggraver notre situation ?

J'espérais que Matt éclaterait de rire ou que maman me dirait de cesser de m'apitoyer sur mon sort, au lieu de quoi ils ont pris un air encore plus sinistre.

 Qu'est-ce que c'est, encore ? ai-je insisté. Les choses ne peuvent pas être pires que maintenant. Quelles catastrophes un volcan peut-il provoquer qui ne soient pas encore arrivées ?

 D'après toi ? a dit Matt, d'un ton agressif. (J'ignore s'il était en colère contre moi ou contre le monde entier.) La gravitation de la Lune fait pression sur le magma à travers les volcans. D'après ce que nous avons entendu à la radio hier soir et ce matin, des volcans endormis sont entrés en éruption un peu partout. Le phénomène a commencé il y a quelques jours, et rien ne garantit qu'il s'arrête bientôt. Les tremblements de terre continuent. Les inondations aussi. Les éruptions pourraient bien se poursuivre.

 Nous ne savons pas ce qui va se passer, a ajouté maman. Mais en ce moment, la Terre subit une activité volcanique comme jamais auparavant.

 Je ne vois toujours pas en quoi cela va nous affecter, ai-je répondu. Tu as dit qu'il n'y avait pas de volcans ici. Beaucoup de gens sont morts ?

 Beaucoup, oui, a répondu Matt. Et c'est loin d'être terminé. Et pas seulement des gens qui habitent près d'un volcan.

 Matt, a soupiré maman.

Et elle a posé son bras sur le sien.

Je crois que c'est ce geste qui m'a le plus effrayée. Matt n'avait cessé de me réconforter depuis qu'il était rentré à la maison. Et maintenant, c'est lui qui avait besoin de réconfort.

 Jette un coup d œil dehors, a dit Matt. Regarde le ciel.

J'ai regardé. Le drôle de store gris était toujours là.

 Lorsqu'un volcan d'une certaine taille entre en éruption, il obscurcit le ciel, a expliqué Matt. Pas seulement sur un kilomètre à la ronde ou même sur cent. Sur des milliers de kilomètres, et pas non plus seulement pour un jour ou deux.

 Le risque, c'est que les cendres masquent le soleil presque partout sur terre, a poursuivi maman. Comme ici, apparemment. Et si elles se maintiennent assez longtemps...

 Les cultures, a conclu Matt. Pas de soleil, pas de cultures. Rien ne pousse sans la lumière du soleil.

 Oh, maman ! me suis-je écriée. Et le jardin potager ? Comment est-ce possible ? Il n'y a de volcan nulle part ici. Je suis sûre que le soleil va revenir.

 Ils ont commencé à donner l'alarme, a repris maman. Les scientifiques à la radio. Ils ont annoncé que nous devions nous préparer à des changements climatiques majeurs. Des risques de sécheresse, des records de froid. Ici la température a déjà baissé. Il faisait 31°C quand je suis allée me coucher hier soir, et ce matin il fait 22°C. Mais sens comme l'air est lourd. Ça s'est rafraîchi non pas à cause d'un orage, mais parce que le soleil ne peut pas traverser le nuage de cendres.

 Mais pour combien de temps ? Une semaine ? Un mois ? Est-ce qu'on peut faire quelque chose pour le jardin ?

Maman a inspiré rapidement.

 Je crains que cela ne dure plus longtemps que ça. Et nous devrions nous préparer au pire : la lumière du soleil va être quasiment absente pendant plusieurs mois. Un an, peut-être plus.

 Plus ? ai-je répété, et je sentais l'hystérie dans ma voix. Plus d'un an ? Pourquoi ? Où est le volcan le plus proche ? Mais qu'est-ce qui se passe encore, bon sang ?

 Il y a le volcan du Yellowstone, a-t-elle répondu. Il est entré en éruption hier. Phoenix et Las Vegas sont noyés sous la cendre.

 Las Vegas ? Comment va mamie ?

 Il n'y a aucun moyen de le savoir, a dit Matt.

L'image de Springfield m'est apparue, mon Springfield, avec toute sa nourriture et son électricité.

 Et à l'est, la situation est meilleure ?

 Miranda, le problème n'est pas local, a martelé maman. Il ne s'agit pas d'un seul volcan. Hier seulement, une demi-douzaine est entrée en éruption. Rien de tel n'est jamais arrivé. Les courants atmosphériques vont encore aggraver les choses, et nul ne peut prévoir le vent. Nous aurons peut-être de la chance. Quelque chose va peut-être se produire que nous n'avions pas prévu. Mais il nous faut nous préparer au pire. Toi et moi, Matt et Jonny devons nous préparer au pire. Il pourrait geler en plein mois d'août. Nous devons nous attendre à être totalement privés d'électricité, d'essence et de fioul. Jusque-là ce n'était qu'une répétition générale, à partir de maintenant la lutte pour la survie a réellement commencé.

 Une répétition générale ! ai-je crié. Tu crois que tout ça n'a été qu'un jeu pour moi ?

 Écoute, est intervenu Matt, et j'étais incapable de dire lequel d'entre nous il essayait de calmer. La seule façon intelligente d'agir, c'est de se préparer au pire. Maman et moi discutions des précautions à prendre dès maintenant, pour être plus résistants afin de passer l'hiver.

 Comme de manger moins, par exemple, ai-je ironisé. Parce que nous ne pouvons plus compter sur le jardin.

Matt a hoché la tête.

 L'idée ne me fait pas non plus hurler de joie, a-t-il concédé. Mais nous devons envisager cette possibilité.

 Je peux me limiter à un repas par jour, a proposé maman. Je suis trop contrariée pour avoir faim, de toute façon. Mais je ne voudrais pas que vous vous priviez, mes enfants. Sauf en cas de réelle nécessité.

 On pourrait jeûner un jour par semaine, ai-je suggéré. Ou bien je pourrais me passer de brunch, disons, tous les deux jours.

 Les deux idées sont bonnes, a estimé Matt. Je prendrais un petit déjeuner le lundi, le mercredi et le vendredi, et Miranda mangerait son brunch le mardi, le jeudi et le samedi, et nous jeûnerions tous deux le dimanche. Toi, maman, si tu ne prends plus qu'un repas par jour, tu ne devrais pas jeûner.

On aurait dit que maman allait se mettre à pleurer.

 Ça ira pour moi. Je crois qu'il nous faudra faire un maximum de réserves d'eau. Utilisons l'eau courante tant que nous en avons, mais nous devrons en stocker autant que possible.

 Tu crois que le puits va s'assécher ? ai-je demandé.

 C'est possible, a répondu Matt. Toute l'eau que nous n'utilisons pas maintenant pourrait nous servir dans six mois.

 Ce qui me tracasse, c'est que l'eau de pluie ne va pas être potable, a réfléchi maman. Il faudra la bouillir avant de la boire. Nous n'avons pas eu de problème avec l'eau du puits jusque-là, mais si l'air est très pollué, mieux vaut ne pas prendre de risques.

 Et l'étang ? Je peux continuer à nager ?

 Je pense que oui, a dit maman. Pour le moment. Bien sûr, si la température dégringole, il fera trop froid.

 On est en juillet. C'est absurde.

 On n'en sait rien, est intervenu Matt. Mais nous le saurons bientôt.

Juste pour prouver que tout le monde avait tort — maman, Matt et tous les scientifiques —, je suis allée nager ce matin. Seulement deux autres personnes m'ont rejointe, et aucun de nous n'est resté très longtemps.

Même en sachant que l'eau était aussi propre que la veille, je me sentais sale lorsque je suis sortie de l'étang. Il ne faisait pas froid, mais l'air était si moite que je ne pouvais m'empêcher de frissonner. Hier je rêvais d'une baisse de température, et maintenant que mon rêve est réalisé, la chaleur me manque déjà. Même la Lune me manque.

Aujourd'hui c'est samedi, donc je prends mon brunch. Demain nous jeûnons. Je suis curieuse de voir comment ça va se passer, mais j'imagine qu'on s'habitue.

J'espère que mamie va bien.

Les listes de décès vont s'allonger encore et encore.

Chroniques de la fin du monde : Au commencement
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